Régis Jauffret est un écrivain sans pitié pour ses lecteurs. A moins qu'il s'adresse à la part obscure de chacun de nous, en particulier au versant masochiste, pour aller au bout des 535 pages de son dernier livre. CLAUSTRIA. paru au Seuil en janvier 2012.

                                    claustria

Basse Autriche.

La petite ville d'Amstetten se situe en Basse Autriche. Austria en anglais. Si l'on excepte la présence d'une annexe du camp de concentration de Mauthausen pendant la seconde guerre mondiale, cette bourgade n'aurait pas eu le succès public qu'elle a connu en 2008. En avril de cette année, les journalistes du monde entier débarquent pour couvrir l'affaire Fritzl .link . Une histoire sordide. Celle de Josef Fritzl, qui pendant 24 ans a séquéstré sa fille, lui faisant 7 enfants. Dans le sous-sol, officiellement un abri anti-atomique, d'une superficie de 55 m2, le "peuple de la cave" a survécu au gré des "visites" du père, et "grâce" à une télévision, seul lien avec la réalité. Le philosophe Jauffret y voit une illustration du mythe de la caverne de Platon. Une caverne avec à l'étage, la femme et trois enfants. Au cours du procès, celle-ci niera avoir eu le moindre doute de la présence de sa fille dans le sous-sol ! et sera disculpée.

L'Autriche et sa mauvaise réputation, hormis Marie-Antoinette, ne sortira pas grandie après la lecture du livre. Jauffret estime que les caves autrichiennes doivent être fouillées, citant une affaire similaire récente, à moins de 100 km de Amstetten, l'enlèvement de Natasha Kampusch, à l'age de 10 ans qui parvint à s'enfuir en 2006 après 8 ans de captivité (mais sans lien de paternité et sans enfants à la clé).  

L'auteur a choisi de changer les prénoms des protagonistes, comme pour les épargner. Seul Fritzl est Fritzl. Car dans ce "roman", il n'est pas question qu'on en fasse un personnage. Il n'aura pas droit à la part imaginaire de ce drame réel. Elle est réservée aux victimes, au peuple de la cave, à sa fille, dont on peut comprendre l'amnésie. Regis Jauffret ne fera pas une analyse clinique des événements, mais une fiction éclairante. En nous enfermant dans cette cave qui pue, en croisant les "témoins" cyniques, nous laissant entrevoir parfois la possible évasion.

Lucarne.

Et puis il y a la télé. Que Frizl a fini par installer (une Telefunken), pour stimuler et rendre humaine celle qu'il martyrisait (prénommée Angelika).

"Quand le 11 septembre Angelika a vu les tours jumelles s'effondrer, elle s'est mise à espérer qu'il pleuve des Boeing sur les villes et les campagnes du monde entier. Que l'humanité rescapée se trouve enfoncée sous terre et mène comme elle une vie de cave."*

La télé, celle de Serge Joncour, dans VU (Le Dilletante): "Déjà on ne rêvait plus que d'une chose, se retrouver devant la télé, baigner dans la lumière bleu liquide du ballet d'éléctrons, s'immerger comme ça pendant des heures, se faire déposséder de son être par le suivi de l'intrigue, jusqu'à se perdre dans la dominante bleue qui danse, rassurante et chaude comme les cheminées d'antan, des lueurs toutes pareilles aux chemins d'ennui de nos ancêtres, ceux dont au fond on ne diffère pas tant".*

La vie quotidienne d'Angelika et de ses enfants est une mascarade, certes, mais le besoin de reconstituer la norme, celle du dessus, est vital. Fritzl a planifié sa mise à l'écart plus d'un an avant qu'elle atteigne ses 18 ans, une majorité qu'elle étreinera enchainée, dans la cave, dans le noir, nue. Fritzl expliquera l'inconfort de la  chaîne qui pouvait LE blesser quand il la violait...

Au fond, quand on est dans la cave, il n'y a rien d'extraordinaire. Les enfants jouent à 4 pattes, ont leur propre langage, sont obèses, et reçoivent la visite d'un père qui leur donne de l'affection. Et bien plus.

Claustrophobie

On est loin de la peur du noir, de la claustrophobie, celle que les films exploitent pour vous filer les chocottes. Une descente sous la terre, de la spéléo qui tourne mal. Et la rencontre terrifiante avec un peuple souterrain.

The Descent 2005. Neil Marshall.

 

Si vos phobies sont mises à rude épreuve dans ce film, l'histoire de la famille Fritzl, en revanche ne vous laisse aucun répit. Pas d'issue. 24 ans au fond d'une cave avec la télé et un père monstrueux qui vous apporte à manger, pas toujours, mais qui bat, viole, menace, ricane, et en bon pervers, sait se faire respecter en instaurant une dépendance que sa propre fille prend parfois pour de l'amour. Il faut bien croire en quelque chose, quitte à se dédoubler. Une ambivalence de survie, la séduction ou les coups, le choix est vite fait. Un délire que la télé nourrit, pour ne pas devenir folle. Les accouchements, seule, sans bruit, au début. Puis avec l'aide des enfants qui ont grandi.

Tout l'art de Jauffret, c'est de combler les non-dits, d' en faire un récit crédible, mais incroyable. Il n'est pas question des faits, ceux que le jugement mettra en lumière, mais de les mettre en perspective, en scène, les éclairant d'un autre sens, celui qui au fond nous ramène à notre propre vie. 

Une vérité dont "l'Autriche se fout complètement...La réalité nous a toujours déçus. La chute de l'Autriche-Hongrie, le IIIe Reich avec cette Shoah dont on n'a pas fini de nous rebattre les oreilles, et même Mozart né à Salzbourg au temps où la ville n'était pas autrichienne. Qu'est-ce qu'il nous reste ? Des pervers comme Egon Schiele ou Sigmund Freud? ..."*


2008 fut donc une mauvaise année pour l'Autriche. Jörg Haider, dirigeant le parti de la liberté, le FPÖ, d'extrême droite, est mort en octobre dans un accident de voiture. 

 

       
 * ex libris    
 
  



 



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